Rencontre avec une des auteurs de la joyeuse odyssée littéraire Graal Théâtre, à l’occasion des représentations de la 5e pièce du cycle, Lancelot du lac, au TNS.
Propos recueillis par Sylvia Dubost
En partenariat avec le magazine novo
Pendant 30 ans, avec le poète mathématicien Jacques Roubaud, Florence Delay a réinventé la légende arthurienne dans Graal Théâtre, un cycle de 10 pièces qui s’appuie sur des centaines de textes, écrits au Moyen-Âge par des scribes de toute l’Europe. Elle revient sur cette aventure poétique et chevaleresque.
Nous sommes allés vers le romanesque plutôt que vers l’épique
À l’origine de ce projet, avant même la légende arthurienne, il y avait avant tout la volonté d’écrire pour le théâtre…
Nous avions décidé de travailler ensemble, avec Roubaud, et on cherchait une matière pour un théâtre populaire. J’avais beaucoup travaillé avec Jean Vilar, avec Georges Wilson, et nous voulions un grand projet. Nous avons cherché une matière collective, et nous sommes rendu compte qu’en France, on n’en avait pas beaucoup : notre 17e siècle a été un barrage à tout ce qui vient du Moyen-Âge et de la Renaissance. Ce qui a franchi les règles du théâtre classique en revanche, ce sont les noms propres : Merlin, Lancelot, les fées… des noms qui viennent de notre enfance. Par ailleurs, Roubaud était profondément marqué par les troubadours, et la matière de Bretagne croise celle des troubadours : l’amour de Lancelot pour Guenièvre, de tous les chevaliers pour les dames, sont des modèles de l’amour courtois. Dans notre travail d’écriture, nous sommes d’ailleurs allés vers le romanesque plutôt que vers l’épique.
Pourquoi ajouter un récit de plus à toute cette matière arthurienne ? Qu’est-ce que le vôtre allait apporter ?
« Apporter » serait orgueilleux… Nous voulions ressusciter cette aventure et faire exactement comme les scribes, qui s’appuient sur ce qui existe, chacun à leur façon. C’est ce qu’on appelle au Moyen-Âge la conjonction, c’est-à-dire le montage. Cela change beaucoup de choses : on peut ajouter, couper, modifier. On s’est donc mis en position de scribe, avec notre couleur à nous, notre esprit et notre siècle. On y a mis des blagues, des problèmes et des citations d’Apollinaire… on a ramené cette matière vers nous. Par exemple, dans Joseph d’Arimathie, la discussion entre disciples vient d’une discussion de Wittgenstein. Dans Merlin, l’énigme des femmes de Bagdad est un vrai problème de mathématique. Ça vient de Roubaud, évidemment, car moi je suis nulle en mathématiques ! Avez-vous tout écrit ensemble ? Comment ? Si Roubaud est plus savant côté troubadour, j’étais plus savante côté théâtre et dramaturgie et on se faisait confiance. On avait un plan de l’ensemble et de chaque pièce, on rassemblait chez les autres conteurs le matériel nécessaire pour chaque scène, puis on se mettait à la parler, et on écrivait ensuite. Mais notre personnage de Merlin n’existe nulle part, nous l’avons inventé. Face à la morgue de tout le monde sur l’invention, nous avons toujours déclaré de manière provocatrice notre absence d’intervention.
Au départ, cela devait être un projet collectif…
Oui. Une fois qu’on avait établi le fichier général, on voulait le donner. On avait pensé à Perec, à Michel Chaillou, mais ils ne partageaient pas forcément notre enthousiasme. Perec a adoré cette matière, mais il avait d’autres projets. C’était dans l’esprit de l’Oulipo de donner une pièce à chacun.
Qu’est-ce que ce projet a d’oulipien ?
Cette idée de la non-propriété, de la copie comme moteur de création, de travailler avec un matériau littéraire et d’écrire à plusieurs.
C’est un projet un peu fou mais généreux
Il fallait être un peu fou pour se lancer dans un tel projet !
Je suis tout à fait d’accord ! Roubaud m’avait dit une chose qui m’avait frappée : « Il faut être un peu mégalomane, sinon on ne fait rien de bien. » Moi j’étais un peu pusillanime. J’étais enchantée parce que cela me reconduisait au théâtre qui était ma passion, mais quand on a commencé matériellement, avec des fiches de couleur pour chaque personnage, chaque objet magique, ce que Roubaud appelait la quincaillerie… En route, on a été pris pour ce qu’on était ! C’est un projet un peu fou mais généreux, pas narcissique. On doit tout aux autres et à nous-mêmes. Je peux vous lire quelque chose ? À la fin, on a écrit quelque chose qui vient de Gauthier Map [1140-1208/1210, ndlr] : « Ici, en écrivant que Blaise a écrit le mot fin, aujourd’hui, 19 mars de l’an 2004, nous Florence Delay et Jacques Roubaud, scribes de langue française, achevons notre livre Graal Théâtre. Il contient tout ce qu’il doit contenir et nul après nous ne pourra y ajouter ou retoucher sans mentir. » C’était trop réjouissant d’écrire ça ! Mais il faut de l’humour : si on le lit au premier degré, ça peut être puant ! [rires]
J’espère que notre allégresse transparaît
Quand vous avez commencé, en 1972, vous aviez prévu de le terminer en dix ans. Finalement, vous en avez mis 30… Votre écriture a-t-elle changé ?
Nous avons arrêté en 1981, à cause des aléas de la vie. Nous avons repris à la fin des années 90 et il restait quatre pièces. On avait tout oublié, il fallait tout reprendre. Je ne sais pas s’il y a un changement de ton. De toute façon, Merlin est une pièce comique, avec toute la fraicheur du commencement. La dernière, La Tragédie du roi Arthur, est vraiment une tragédie, même si on essaye toujours de mêler les deux. L’Église s’inquiète de ces aventures, qui célèbrent l’amour. La fin est épouvantable : quand le mal va s’introduire, quand ils vont se déchirer, quand la place que prend l’Église met fin à l’enchantement, le cœur se serre. On reste quand même plutôt du côté des origines, et notre allégresse, j’espère qu’elle transparaît. On est plus proches du Perceval de Rohmer que du Lancelot du Lac de Bresson. Chez Bresson il n’y a plus cette liberté de l’amour, c’est déjà devenu un péché. Liberté, c’est peut-être le mot qui peut résumer le projet. Pendant longtemps, le Royaume Aventureux était un lieu de liberté. Cela va se rétrécir : au lieu de partir en quête d’amour, les chevaliers partent pour le Graal. C’est la montée des ermites noirs sermonneurs, qui prêchent l’abstinence et le sacrifice. Les grandes réformes de l’Église au XIIIe siècle ont refoulé cette matière en la croisant. Pour nous, c’est la fin…
Photo : Christian Ganet
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