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Outwitting the Devil : quand Akram Khan nous invite à déjouer nos propres démons

De passage le 30 novembre dernier au Tollhaus de Karlsruhe, la compagnie Akram Khan poursuit sa tournée en Allemagne et présentera à Cologne les 5 et 6 décembre prochains la dernière création du chorégraphe anglo-bangladais, « Outwitting the Devil ».

Conçu pour six danseurs, le spectacle s’inspire de l’épopée de Gilgamesh (un roi tout-puissant de la Mésopotamie antique) pour dénoncer la menace que fait peser l’Homme sur la nature. Interview de Tatiana Geiselmann avec un des danseurs de la compagnie, Jasper Narvaez.

Maxime Dos

Vous faîtes partie des six danseurs présents dans la dernière pièce créée par Akram Khan, « Outwitting the devil ». Comment résumeriez-vous la pièce ?

Tous les spectacles d’Akram Khan peuvent être interprétés de multiples manières. Dans celui-ci, il y a une histoire qui a particulièrement imprégné la pièce : le mythe de Gilgamesh. Récemment, on a retrouvé des tablettes qui relatent les aventures de cet ancien roi [Gilgamesh était le roi tout-puissant de la ville mésopotamienne d’Ourouk, autour de 2650 av. J.C ndlr], des tablettes qui sont venues compléter les fragments du récit que l’on connaissait jusque-là. Ça a été une des grandes inspirations d’Akram Khan, la trame de fond de la pièce. Après, tout n’a pas été retranscrit dans le spectacle de manière linéaire, scène après scène, événement après événement. Il y a eu d’autres influences, comme certains personnages de la mythologie indienne. On retrouve notamment la déesse Kali, assez importante dans la pièce d’Akram Khan, et qui apparaît en tant que symbole de la nature. Elle se place en opposition à Gilgamesh, qui lui représente l’Homme. Si on schématise l’histoire, c’est finalement plutôt simple : c’est un combat entre l’espèce humaine et la nature.

Vous venez d’évoquer le mythe de Gilgamesh. Quelle partie de cette histoire ressort plus particulièrement dans le spectacle ?

La pièce est basée sur la rencontre entre Gilgamesh, cet ancien roi d’Irak, et Enkidu, un personnage à moitié humain et à moitié sauvage, que Gilgamesh va domestiquer. Ensemble, ils vont se transformer, devenir avides, leur arrogance va prendre le dessus et ils vont vouloir domestiquer la nature entière. Gilgamesh estime que comme il possède tout, il a le droit de faire ce qu’il veut. Il va donc brûler une immense forêt de cèdres, non pas parce qu’il a besoin de le faire, mais simplement parce qu’il peut le faire, sans qu’il n’y ait de répercussions pour lui. Si on prend un peu de recul sur cette histoire, on se rend compte que c’est assez basique, c’est un combat entre deux entités. Mais ce qui est intéressant dans la pièce, ce sont les nuances et la personnalité de chacun des personnages, de même que la manière dont la danse s’empare du sujet.

Vous parliez à l’instant d’une immense forêt de cèdres. Pourtant, sur scène, pas l’ombre d’un arbre, bien au contraire. Comment décririez-vous cette mise en scène ?

Il y a une chose que je trouve particulièrement intéressante et fascinante chez Akram Khan, c’est sa manière de travailler avec les scénographes et la régie des lumières. Ici, le décor est uniquement constitué de boites noires. On peut interpréter ça comme les souches d’arbres qui ont été coupés ou qui ont brûlé (d’où leur couleur noire). D’ailleurs, les danseurs sont eux aussi recouverts de noir, comme si ils avaient couru dans une forêt carbonisée. Mais ces boites, lorsqu’elles sont empilées au fond de la scène, peuvent aussi être vues comme des immeubles ou des gratte-ciel en construction, donc comme le symbole d’une civilisation naissante. C’est une sorte de transition : comment la nature, à l’état pur, est peu à peu transformée par l’Homme.

Le titre de la pièce, Outwitting the Devil évoque un diable qu’il faut déjouer. Qui est ce diable ?

Chacun peut interpréter le titre comme il le souhaite. En ce qui me concerne, je pense que le diable, c’est l’Homme. Dire qu’il faut déjouer le diable, c’est dire qu’il faut réussir à déjouer ses propres démons, sa propre arrogance, en tant qu’individu, mais aussi en tant que collectif. Selon moi, la pièce d’Akram Khan est une métaphore. Elle nous amène à réfléchir aux conséquences de nos actes. On a souvent l’impression que rien ne pourra nous punir de nos méfaits, mais il faut aussi regarder le temps long. Le réchauffement climatique en est un parfait exemple. Ce que l’on fait aujourd’hui va peut-être se retourner contre nous dans un futur lointain. Sauf que c’est dès aujourd’hui qu’il faut en être conscient, après il sera trop tard. C’est donc un message assez puissant.

Si on se fie à la mise en scène et à la musique du spectacle, le message semble assez sombre. Est-ce un constat d’échec ou reste-t-il de l’espoir ?

La manière dont les gens perçoivent le spectacle est très aléatoire, ça dépend vraiment de chacun. Nous avons parfois eu des débats avec le public, à l’issu des représentations, et à chaque fois, on note qu’il y a des spectateurs particulièrement pessimistes et d’autres particulièrement optimistes. Pour ces derniers, la pièce est comme un signal d’alarme et il ne tient qu’à nous de changer le cours des choses. En ce qui me concerne, je suis plutôt dans cette catégorie. C’est aussi lié au personnage que j’incarne sur scène, un esprit libre, ouvert sur le monde, un peu naïf, qui va évoluer avec le temps et apprendre de ses erreurs. C’est un peu ma vision. Si les choses commencent à prendre une mauvaise tournure pour nous, en tant qu’humains, alors il faut accepter de changer. C’est ce que nous rappelle le spectacle d’Akram Khan. Le fait que la pièce nous fasse réfléchir à ces questions là est déjà une victoire en soi.

Dans le spectacle, il est aussi question de collectif, d’entre-aide. Cela passe notamment par le choix des danseurs, tous issus d’horizons très différents. Qu’est-ce-que cela apporte à la pièce ?

Nous sommes effectivement six danseurs très différents : nous venons de pays variés, nous ne sommes pas passés par l’apprentissage des mêmes danses et il y a aussi de grandes disparités d’âge. Actuellement, le danseur le plus âgé à près de 70 ans, tandis que moi, je fais partie des plus jeunes, à 25 ans. Entre les deux, il y a des danseurs de 30 à 40 ans. Cette mixité et ce mélange d’expériences apportent énormément à la pièce, car cela rend chaque personnage du spectacle plus riche et plus différencié.

Qu’est-ce-que cela vous a apporté à vous en tant que danseur ?

D’un point de vue purement physique, observer les autres m’a permis de voir d’autres manières d’articuler ses membres, de lancer ses gestes. Je me suis approprié ces techniques pour les appliquer à mon propre corps, ma propre danse. La façon de travailler d’Akram Khan est aussi assez singulière. Il m’a appris à mettre une intention derrière chacun de mes mouvements. Chaque geste est un voyage. Si je lève mon bras devant moi par exemple, je vais créer un cheminement dans ma tête : mon bras va d’abord plonger dans du sable, puis ce sable va devenir humide et en continuant d’avancer mon bras, je prolonge ce voyage, vers la mer, puis jusqu’à une île au loin. Il faut constamment réfléchir à ce genre d’images lorsque l’on danse, et cette manière de voir les choses m’a beaucoup fait grandir en tant qu’artiste.

Propos recueillis par Tatiana Geiselmann
Le 29 novembre au Kulturzentrum Tempel, Karlsruhe
Dans le cadre du Festival TANZ KARLSRUHE
Photos : Jean-Louis Fernandez

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