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« NARR : pour entrer dans la nuit », une rencontre avec Vidal Bini ! – « La danse c’est chacun et c’est tous·tes ensemble, c’est le connu et l’inconnu. »

Inspiré du phénomène de chorémanie, sorte d’épidémie de danse, qui toucha Strasbourg à la fin du Moyen-Âge, le spectacle NARR : pour entrer dans la nuit dévoile une vision libérée et originelle de la danse. Nous avons rencontré le danseur et chorégraphe Vidal Bini (Compagnie KiloHertz) qui invite à percevoir la danse comme une pratique qui s’adresse fondamentalement à toutes et tous et à expérimenter une dynamique collective « pour entrer dans la nuit ».

D’où est venue l’idée de ce spectacle ?

Il y a quelques années, un ami chorégraphe, Louis Ziegler, m’a parlé de l’histoire d’une épidémie de danse qui avait eu lieu à Strasbourg au XVIème siècle. J’ai alors commencé à m’intéresser à cette histoire. J’ai trouvé cela fantastique que des gens se soient mis à danser dans l’espace public sans que nous n’en connaissions, aujourd’hui, la véritable raison. Les écrits indiquent que cette épidémie était alors devenue un problème pour l’ordre public, peut-être pour des raisons sanitaires. Le fait que la danse devienne un problème m’a alors interrogé. Pourquoi la danse, en dehors du contexte traditionnel du spectacle ou de la fête, serait un problème ? Je pense que cela nous met face à des pratiques qui ne nous sont pas familières et qui ne répondent pas à un comportement social considéré comme normal.

Photo : Ronan Muller

Qui sont les personnes que vous convoquez sur scène ?

Sur cette création, je travaille avec une double équipe. Tout d’abord, il y a cinq danseur·euses ainsi que trois musiciens au plateau. Il y a également notre chargée de diffusion qui sert des verres au public pendant le spectacle. Puis, nous travaillons également avec un groupe de participant·es amateurs. Ce sont 22 personnes qui ont suivi une préparation afin de pouvoir rejoindre sur scène les autres danseur·euses.

Pour ce spectacle, cela ne faisait pas sens de n’avoir sur scène que des corps de spécialistes de la danse. Nous voulions engager tout le monde et faire s’exprimer des corps différents. La danse n’est pas exclusive, tout le monde peut danser ! Par conséquent, nous avons pris la décision de convoquer des amateur·ices de danse, des personnes qui ne pratiquent pas spécialement la danse mais des curieux·ses qui ont simplement l’envie de danser.  

Quel a été votre processus de création ? Comment invoquer la puissance du groupe et l’expression d’une forme de folie sur scène ?

J’ai commencé mes recherches sur le sujet de cette épidémie de danse en 2015. J’ai pris le temps de me documenter et de fantasmer certaines choses mais à aucun moment je me suis dit que j’allais faire une reconstitution de l’évènement. Les hypothèses au sujet de ce qui a pu causer une telle épidémie sont passionnantes. Alors, chaque hypothèse a donné une piste chorégraphique pour ce spectacle : l’hystérie collective, une sorte de tube de l’été, un rituel religieux, un mode de protestation… Nous nous sommes également appuyés sur des vidéos de danses traditionnelles françaises, européennes et africaines à partir desquelles nous avons voulu fabriquer notre propre danse traditionnelle. Ce sont des danses que l’on décide, par la suite, de déconstruire et de faire exploser. Il s’agissait de s’imbiber de sources et de références, notamment les œuvres picturales de Pieter Brueghel et de Jérôme Bosch. La musique se base quant à elle sur des petites boucles de musiques traditionnelles qui ont été réengagées dans des compositions sonores différentes.

Photo : Ronan Muller

Quelles visions et représentations de la danse souhaitez-vous développer dans ce spectacle ?

J’ai eu une formation en danse très classique et très académique qui implique une manière de bouger qui est très codifiée. C’est un code tellement rigide que l’on a obligé les corps des danseur·euses à respecter une certaine norme. C’est quelque chose qui tend à changer aujourd’hui mais cela a mis beaucoup de temps. Alors, avec NARR : pour entrer dans la nuit, nous souhaitons mettre en avant l’idée que la danse n’est pas un code ! La danse c’est aussi un corps qui bouge pour le plaisir de son propre mouvement, pas uniquement pour raconter une histoire. Nous travaillons donc à poser un code chorégraphique que l’on va chercher à déconstruire et à explorer pour aller vers une forme plus libre de mobilité.

Pourquoi « entrer dans la nuit » ?

La dynamique et l’euphorie exprimées dans le spectacle pourraient constituer une entrée dans la nuit dans le sens où elle pourrait amener les gens à partir faire la fête à la sortie de la salle. Mais cela renvoie également à l’idée que l’humanité entre dans sa propre nuit. Ce que nous appelons « la fin du monde » désigne, certes, la fin de l’espèce humaine mais la planète, elle, continuera à survivre et elle finira pas nettoyer les traces de notre présence. Cette création exprime une tension entre cette nuit économique, sociale et écologique et une véritable nuit festive. Ce qu’il nous reste à faire, aujourd’hui, est de naviguer entre ces deux appréhensions de la nuit. La danse est un moyen concret de faire l’expérience de cette nuit. C’est pourquoi la danse continue d’être problématique : elle oscille constamment entre la vie et la mort.

Photo : Ronan Muller

Que souhaitez-vous apporter au public avec ce spectacle ?

Je me méfie beaucoup de l’idée qu’un spectacle doit absolument apporter quelque chose au public. Ce n’est pas quelque chose que l’on peut contrôler. Dans ce spectacle, nous essayons plutôt de jouer carte sur table : nous exposons l’ensemble des éléments de manière claire. Nous souhaitons offrir une surface de projection et d’expérience. Cela permet aux spectateur·ices de s’emparer du spectacle et d’y développer leurs propres trajectoires. De plus, la progression du spectacle amène le public à prendre part à cette euphorie. La danse c’est chacun et c’est tous·tes ensemble, c’est le connu et l’inconnu. Il s’agit simplement de corps qui se mettent en mouvement et qui y prennent du plaisir. Nous fonctionnons beaucoup par jeux chorégraphiques : nous jouons avec nos corps !  Nous invitons alors le public à envisager la danse comme quelque chose de ludique.

Interview réalisée le 16 novembre 2022
Interview : Chloé L.
Photo : Ronan Muller

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