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« Dans mon dessin » de Jenny Victoire Charreton : « Le seul moyen pour moi d’exprimer une idée politique, c’est par la poésie. » 

Artiste et militante trans, Jenny Victoire Charreton est musicienne et régisseuse. Elle fait du son, de la lumière et elle est aussi actrice, parfois. Dans mon dessin, c’est le portrait intime d’une femme trans qui lutte pour parler. Avec pudeur, naïveté et gravité, elle raconte ses peurs, ses joies, sa force et sa colère, la mémoire de ses paires assassinées et suicidées. 

Comment dénoncer sur scène la transphobie? Dans une performance multimédia, Jenny Victoire Charreton entremêle son propre vécu et des témoignages poignants pour livrer une pièce vibrante contre l’intolérance, dédiée aux femmes trans décédées dans le monde à la suite de violences. 

« Nous, et les témoins entendu·e·s dans cette performance, évoquons ce que les personnes trans traversent dans une société transphobe,des sujets difficiles pour les personnes concernées, comme les agressions, la transphobie, les suicides, apparaîtront car ils sont notre réalité. »

Maxime Grimardias

Seule sur scène, au milieu de ses machines, pinceaux et bouts de papier, la performeuse nous tourne le dos et disparaît derrière son avatar-dessin. Au travers d’un étonnant dispositif vidéo, se crée alors en direct tout un univers poétique et sensible. Les éléments s’animent à l’écran, comme une invitation à regarder « au-delà du miroir » vers le monde intérieur de Jenny, peuplé de fantômes, de peines et d’espoirs. Ayant recueilli les témoignages de nombreuses victimes de la transphobie, elle fait résonner leurs voix et les accompagne d’une musique techno aux accents mélancoliques. Malgré les douleurs et la révolte, les multiples facettes de ce kaléidoscope numérique dessinent une ode à la liberté d’être, traversée par une tornade d’émotions.

Une performance à découvrir le 8 novembre 2022 au Manège, scène nationale – reims : www.manege-reims.eu

Rencontre szenikmag avec Jenny Victoire Charreton

Vous faites partie du collectif offense qui réunit une dizaine d’artistes qui travaillent et créent ensemble. Pourriez-vous nous en dire davantage ? Comment votre performance s’intègre-t-elle dans les projets du collectif ?

Le collectif offense est un collectif multidisciplinaire qui réunit une dizaine d’artistes. Ils travaillent sur différents projets artistiques, dont un projet fleuve nommé Anatomie du Départ, dans lequel s’inscrit Dans mon dessin. C’est un vaste laboratoire de recherche sur le sujet des départs sans retour. C’est dans ce laboratoire collectif de travail que j’ai commencé à travailler sur ma performance. 

Comment décririez-vous votre langage scénique ? Quels sujets souhaitez-vous aborder ?

Ma langue, c’est la technique. Je viens de ces métiers-là que je pratique encore. J’ai sans cesse des idées de formes, de manipulations techniques, de choses à expérimenter. Quand je crée, ce sont des idées de formes qui m’apparaissent en premier. Concernant le sujet abordé, c’est l’expérience de ma transition qui donné cette sensation qu’à un moment dans ta vie, il n’y a plus de place pour autre chose et pour en parler. En réalité, je ne parle pas de la transition, mais plutôt de ce que le monde fait de nos transitions. Un jour, j’aimerais bien faire des spectacles pour parler d’autres sujets, mais, pour l’instant, il n’y a pas de place pour autre chose, parce que c’est trop grand. 

Alexandra Berger

Dans votre performance, vous tournez le dos aux publics. Parler du sujet de la transition, qui est si intime et sensible, sans être « exposé » aux yeux des spectateur.ice.s , est-ce une forme de protection ?

Ça me met en danger, c’est pourquoi j’ai mis en place énormément de choses pour me protéger. La forme du spectacle en est un exemple : j’ai cherché un moyen de m’exprimer sans utiliser mon corps, ma voix et tout ce qui va faire que le regard des personnes cisgenres pourraient me détruire. J’ai décidé de créer un spectacle qui n’est pas censé ouvrir un débat ou lancer des réflexions : ce spectacle est une réalité indiscutable concernant ce que les personnes transgenres vivent. Le fait de créer un spectacle qui n’a pas comme but de créer un débat me protège énormément. 

Avec cette performance, je souhaite générer de l’empathie et révéler ce que nous vivons et traversons. Nous avons recueilli des témoignages que le public lira et entendra durant la représentation. Le but de ce spectacle est vraiment d’exprimer notre réalité. Je cherche également à m’adresser à mes frères et mes sœurs trans afin de leur dire que nous sommes plusieurs, une grande communauté. 

« Dans mon dessin » se base sur des témoignages de personnes transgenres et des textes de Luz Volckmann, également membre du collectif offense. Que vous touche-t-il dans l’écriture de cette autrice ?

Je sais qu’il y a une chose que je ne sais pas faire, c’est de m’exprimer artistiquement avec des mots. Luz fait exactement ce que je souhaiterais pouvoir faire toute seule. On travaille ensemble, on se fait des allers-retours. C’est un processus de création qui va assez vite. En général, j’ai très rapidement la sensation que c’est moi qui prononce ces mots : je parviens vraiment à m’en emparer. Et, comme je suis seule dans cette performance, le public croit souvent qu’il s’agit de mes mots. 

Alexandra Berger

Dans votre performance multimédia, vous manipulez et projetez des dessins qui font penser à des dessins d’enfants et au théâtre de marionnette. Pourquoi avoir choisi cette forme « naïve » ?

Ce dispositif vidéo est pour moi une sorte de théâtre de marionnette au format multimédia. Je travaille la nature de mes dessins avec Magali Lévêque du collectif offense qui, certes, contiennent une part de naïveté et peuvent rappeler des dessins d’enfants. Cet aspect-là est volontaire. Le registre naïf est grave : c’est un outil que j’affectionne beaucoup car il permet de générer beaucoup d’empathie et c’est exactement ce que je recherche. Je pense que cette approche ne vient pas de nulle part. Avec ces dessins « naïfs » j’essaie aussi de faire référence à l’enfance perdue des personnes transgenres… ce qui sera certainement le sujet de mon prochain spectacle. 

La création musicale et sonore semble avoir une place importante dans votre performance. Elle semble non seulement s’emparer du corps des spectateur.ice.s, mais également refléter des émotions profondes et difficiles à nommer. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

La performance tient grâce à la présence de la musique, des témoignages, des poésies de Luz et de l’aspect plastique et marionnettique. La musique est le premier moyen d’expression artistique que j’ai découvert dans ma vie. Je suis musicienne de formation. Dans ce spectacle, c’est la première fois que je fais de la musique complétement seule. On se retrouve est à mi-chemin entre la musique électronique de Nils Frahm et la musique du film Le Seigneur des anneaux. La création de cette performance a été très éprouvante pour moi, c’est donc une musique très chargée émotionnellement. Il arrive souvent que le public pleure pendant les passages musicaux. C’est toute mon émotion qui est là-dedans. 

Maxime Grimardias

Interview : j. lippmann
Septembre 2022, Point Éphémère, Paris
Photo : Maxime Grimardias

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